Dès 1887 et jusqu’en
1890, le français Louis Aimé Augustin Leprince invente des
caméras. La première que l’on connaît -avec ses 16
objectifs- ne fonctionne pas très bien. Les suivantes en revanche lui
permettent de capter les mouvements naturels et fluides de passants dans la rue
et de sa famille dans son jardin. Leprince a réussi à faire des
prises de vues animées.
Malheureusement, il disparaît au moment
précis où il allait rendre publique son invention. Certaines de
ses scènes nous sont parvenues, attestant de son
antériorité sur des aspects importants de cette course à
la mise au point du cinéma. Pourtant, une phrase continue de tourner en
boucle : « Les Frères
Lumière ont inventé le cinéma en 1895 ».
Essayons de désembrouiller
tout ça.
Qui a inventé le
cinéma ?
Laurent Mannoni raconte dans son
livre très documenté « Le grand art de la lumière et
de l’ombre » qu’une salle de projection se trouvait sur le
Pont Neuf à Paris au 17ème siècle! Le public pouvait y
voir sur un écran une image en couleurs et en mouvement montrant la
circulation autour du Louvre ! Ce système exploitait le principe de la
chambre noire. L’image diffusée était donc celle du monde
extérieur en direct captée à travers un trou dans le mur.
Restait à inventer le moyen d’enregistrer l’image pour
pouvoir la diffuser plus tard et ailleurs.
Deux siècles après, on
découvre qu’en enchaînant des dessins
légèrement différents les uns des autres, on peut
créer un dessin animé. Cela à une condition : placer un
système d’obturation entre les images.
Reste à faire la
même chose avec des photographies.
Des chercheurs comme Marey
parviennent à saisir la marche d’un homme, le vol d’un
oiseau ou la course d’un cheval par exemple, et à les
décomposer en une succession de phases.
On avance. Mais leur intention
n’est pas de créer un spectacle. Ils souhaitent uniquement
comprendre scientifiquement le mécanisme des gestes et des modes de
locomotion. Recomposer le mouvement et le projeter sur un écran
n’est pas leur premier but. Précisons quand même que si le
projet de Marey n’a rien d’artistique, le résultat est
malgré tout splendide.
En tous cas, tous les
éléments sont là : la projection, l’obturation,
la photographie. Qui va en faire la synthèse ?
L’artiste peintre Louis
Aimé Augustin Leprince veut être celui-là. Son parcours
l’y conduit. il a travaillé sur des Panoramas, immenses toiles
peintes entourant le public avec sons et lumières. Ce sont les ancêtres
des spectacles immersifs dans l’esprit du Futuroscope
d’aujourd’hui.
Leprince veut utiliser les
découvertes scientifiques antérieures pour créer un
spectacle d’images photographiques animées. Il se lance en 1887.
Et il réussit à capter des scènes de la vie, en extérieur.
Edison, lui, tournera ses films après Leprince. À l’actif
d’Edison cependant (ou plutôt à l’actif des gens
travaillant pour lui) : l’invention de la célèbre pellicule 35 mm utilisée ensuite
pendant tout le 20ème siècle.
Les Frères Lumière
arrivent après tout ça. Leur père a eu l’idée
de rassembler en un seul système la machine d’Edison - qui se
présente comme une visionneuse individuelle - avec celle d’Emile
Reynaud - qui projette des dessins animés sur un écran.
Synthèse que faisait déjà Leprince 7 ans auparavant.
C’est compliqué ?
Oui. C’est compliqué.
Alors, pour simplifier tout
ça, on prend un repère : on dit que ce sont les Frères
Lumière qui ont inventé le cinéma en 1895.
Est-ce que c’est grave ?
Ça pourrait ne pas
l’être, car après tout, chaque spectateur
d’aujourd’hui n’a pas à devenir un
diplômé en histoire du cinéma pour apprécier le
7ème art. Le problème, c’est que dans cette description
raccourcie, Leprince est totalement occulté, oublié. Sa place
n’a pas seulement été réduite, elle a
été anéantie.
Comparons avec d’autres
erreurs du même genre dans d’autres domaines :
Tout le monde dit que le fleuve
traversant Paris est la Seine. Les géographes nous affirment que
c’est faux. En réalité, selon leurs critères,
c’est l’Yonne. Cependant, on préfère continuer de
l’appeler la Seine car il s’agit d’un point de repère
commun. La réalité scientifique est volontairement
dissociée du nom inscrit sur toutes nos cartes depuis toujours. Et
c’est très bien ainsi.
Autre exemple :
Historiquement, Jésus est
né au moins quatre ans avant lui-même. Le Vatican le sait et le
reconnaît. Mais vu que l’idée communément admise
consiste à dire que nous sommes en 2019 après
Jésus-Christ, personne n’envisage de décaler le calendrier
en prétendant que nous sommes en 2023.
Dans ces deux cas, on a
séparé la parole des spécialistes de la notion de point de
repère. MAIS on fait cohabiter les deux en bonne intelligence.
Il me semble que l’on
devrait appliquer cette méthode à l’histoire de
l’invention du cinéma. Conservons 1895 comme date officielle de
mise en route puisqu'il en faut une. Reconnaissons aussi le talent de
cinéastes des Frères Lumière dont les films sont superbes.
Mais n'effaçons pas de la mémoire collective le nom d’un homme
qui asacrifié sa relation
avec sa famille, son métier, son argent et ... sa vie, pour inventer le
7ème art : Louis Aimé Augustin Leprince.
Patrick Rebeaud
Auteur et réalisateur du
film documentaire L’AFFAIRE LEPRINCE, le cold case de
l’histoire du cinéma.
Ce film
est une enquête concernant l’incroyable disparition de Leprince, peu de temps avant
sa première projection publique.