CINÉMA D’AUTEUR
L’intime idée
La plupart des gens se retournent de temps à autres vers leur passé,
jetant un rapide coup d’oeil
vers cette kyrielle de jours et d’années qu’est leur vie. Et
puis ils se reprennent bien vite,
et portent de nouveau leur élan vers ce territoire à
conquérir qu’est l’avenir. Ils craignent sans
doute de se voir ralentis par ce passé qui se traîne
derrière eux, tenu en laisse comme un animal
récalcitrant. Ce passé, il ne faut pas trop le regarder, il
risquerait de faire l’intéressant.
Mais
le cinéaste commence là où les autres
s’arrêtent. Car pour lui, les souvenirs ne constituent
en aucun cas un poids mort. Le cinéaste ressent sa vie passée,
non comme un boulet
qui enflerait pendant la marche claudicante de l’évadé,
mais comme un vivier d’émotions
qui s’activent encore aujourd’hui EN LUI. Or, une telle
cohabitation avec mille instants
de vie incandescents ne peut pas être passée sous silence. Comment
confiner une telle énergie ?
Et surtout : pourquoi refuser d’en laisser fuiter les forces les
plus tempétueuses ? Ainsi
contraint par les lois de la thermodynamique, le cinéaste
s’exprime.
Le
cinéaste a de la chance : il a une technique. Cela lui permettra
d’exfiltrer une partie de ses chagrins,
joies et regrets, en provoquant alentours un minimum de dégâts.
Mieux encore : s’il met
bon ordre à ce qui ne reste pour l’instant qu’un entrelacs
de vibrations contradictoires, il pourra
peut-être les partager avec d’autres. Il existe un peuple qui se
tient en attente, espérant voir
surgir ce faisceau d’émotions rendu lumineux par
l’art : les spectateurs.
Mais
ces souvenirs tellement imposants, à quoi ressemblent-ils ? A tout
et à rien. Surtout à rien.
Ou plutôt : à presque rien. Une parole, un regard, une
situation. Ils n’en sont que plus forts.
La puissance, c’est lorsque quelques signes de rien du tout comme E=MC 2 déclenchent le
séisme atomique. Ainsi, un mot heureux ou blessant peut hanter, motiver
ou bloquer toute une
vie.
Une
parole ? Un regard ? Une situation ? Ça tombe bien, car le cinéma se nourrit de manière
privilégiée de ces ingrédients. Les grandes idées,
elles, sont incapables de courber l’échine
pour entrer dans le cadre d’un film. En revanche, les petites choses de
la vie s’y trouvent
naturellement à leur aise. Le cinéaste va donc tenter de les
pousser dans la lumière.
Oui,
mais jusqu’à quel point peut-il le faire sans risquer la
surexposition ?
Peut-être
–justement- en ne répondant pas à cette question. Du moins
officiellement. Car la passer
sous silence, c’est déjà se protéger. Si le public
ignore qu’il y a eu cryptage, il n’ira pas chercher
la clé. Ou plutôt : si on ne lui dit pas qu’il y a du
vrai dans l’histoire qu’on lui raconte,
il fera semblant de ne pas s’en apercevoir. Car le spectateur n’est
pas dupe : il sait parfaitement
qu’une émotion –même de cinéma- ne peut
naître que du réel. Pas de feu sans objet
à consumer.
En
réalité, si le spectateur accepte de détourner les yeux et
de signer le contrat de la fiction, c’est
peut-être qu’il en est bénéficiaire ; se disant
secrètement que moins ce personnage qu’il voit
vivre sur l’écran sera déclaré habité par le
cinéaste, et plus la place semblera libre pour lui-même.
Le «Je» de l’auteur se dissimule au profit du
«Je» du spectateur.
Remarquons
qu’à la sortie d’un film, on communique
systématiquement avec cette question posée
à l’acteur : Dans quelle proportion se reconnaît-il
dans le personnage qu’il interprète ? Beaucoup
plus rare est la question : A quel point incarne-t-il le cinéaste
lui-même ? Ce
dernier, grâce au prétexte de l’imaginaire, parvient
à se réfugier en zone franche. Dans sa cavale,
il aura parfois poussé le raffinement jusqu’à
répartir les aspects de lui-même entre plusieurs
protagonistes de son histoire.
Et
tandis que certains personnages incarnent –dans diverses proportions-
l’auteur en personne, d’autres
représentent l’AUTRE. Le plus fréquent pour ce
deuxième pôle, c’est bien sûr l’être aimé.
Le cinéaste, parfois... ou souvent... poussera le bouchon
jusqu’à le faire interpréter par la
personne qui tient réellement ce rôle dans sa vie, laissant le
public –et parfois l’entourage- dans
le soupçon concernant leur relation, brouillant encore les regards avec
cette couche supplémentaire
de peinture de camouflage.
Ensuite,
le spectateur sent bien que dans ce film d’auteur, il se trame quelque
chose entre la vie
et le cinéma. C’est précisément ce qui en fait la
force. Mais il devine aussi que le calque de
la fiction ne se juxtapose pas exactement sur le plan de la
réalité. Et ce décalage –qui rappelle
un peu la superposition fantomatique de l’image verte et de l’image
rouge des vieux films
en 3D, provoquera parfois aussi à sa manière du relief et de la
profondeur.
Patrick Rebeaud
11 Mai 2012
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